Le berger du Val Cadlimo

Nicola, libre comme un yak

De mai à octobre, immuablement, Nicola caresse les cimes de ses Grisons de cœur. Il y troque son cortège hivernal de moutons contre la veille bienveillante d’un autre troupeau, bien plus indépendant. L’été les yaks occupent les sommets, là où peu de bovins leur contestent les herbes rares. Ils entretiennent les pentes escarpées du verrou alpin, sans concurrents ni prédateurs. Les plus forts porteront parfois du matériel, certaines donneront de leur lait, mais leur été sera fait de liberté, à ruminer près de quelque pierrier. C’est là que j’ai retrouvé Nicola : 3 jours près de sa liberté.

Il faut s’élever encore, depuis le sommet d’un des cols les plus longs et les plus sauvages des Alpes suisses, le Lukmanier, la « Grande Forêt » aux confins du Tessin septentrional et des Grisons, 60 kilomètres entre Biasca et Disentis. 2 heures et demies de marche dans un univers minéral aux herbes rares, aux mousses rases, quelques torrents s’y écoulent lascivement, un royaume pour les ocres et les gris, d’éparses taches blanches, des gouilles de plomb luisant, à plus de 2'000 mètres d’altitude un vent frais vient lécher mes ravines de sueur, enfin je parviens au crépuscule au repère de Nicola. Un ruban coloré de drapeaux tibétains m’y a guidé.

Dans ce Val Cadlimo, il a pris ses quartiers estivaux pour s’occuper de quelque 70 yaks. Des bêtes fières et farouches, d’intrépides marcheurs, infatigables, qui n’aiment rien tant que l’absence de sentiers et des autres ruminants auxquels ils laissent volontiers les herbes grasses du bas. Je l’avais quitté l’hiver dernier, après une visite au troupeau de 500 moutons dont il s’occupait l’hiver, au pied du Jura. Il aime prendre de la distance et de la hauteur Nicola, d’année en année, et le rejoindre ça se mérite toujours plus. Ce n’est que la nuit tombée qu’il me retrouve, le chapeau fumant, accompagné de ses chiens. Chaleur d’une pogne rude et d’une soupe frugale, sous un ballet de nuages derrière lesquels les étoiles jouent à cache-cache.

Là-haut, les yaks n’ont même pas à rêver d’un lointain Himalaya. Ils vaquent libres, hissent leurs 300 kilos de muscles, poils et cornes, là où leurs naseaux ont flairé l’herbe riche et la liberté, je capture l’instant... Ils disparaissent derrière cette ligne rocheuse pour y jardiner les cimes puis surgissent là-bas en coursant le chien de Nicola. Un sourire s’esquisse alors près du bec de sa pipe, je rate ce portrait là... Et il reprend son bâton et son pas, il accompagne ces bêtes vers leur liberté, l’œil sûr derrière sa jumelle, de loin comme d’en haut ou d’en bas, cette prise-là est la bonne...

Bientôt il les ramènera vers leur hivernage, on s’occupera de leur poil laineux, de leur lait, les plus vieux partiront en boucherie, on s’occupera des nouvelles portées. Lui ira faire sa saison d’hiver auprès de moutons, puis reviendra savourer l’été dans son paradis sauvage. Comme chaque année.

Nicola, ses chiens, sa quête animale de liberté...

Textes: © Philippe Neyroud

Pont de Brent : la nature en miroir

Stéphane Décotterd règne depuis 10 ans sur la prestigieuse enseigne gastronomique du Pont de Brent. Dans ses assiettes, des mariages infinis en symbiose avec la riche et généreuse nature alentours. Depuis la réouverture des restaurants, ses créations s’unissent avec mes photographies aux sources des saveurs : 12 clichés pour montrer notre terroir.

De mon domicile de Blonay, mes pas vers Montreux me mènent au replat de Brent. La belle bâtisse villageoise adossée au pont centenaire c’est le Pont de Brent, haut lieu de la gastronomie mondiale depuis son fondateur Gérard Rabaey, désormais 2 étoiles au Michelin et 18/20 au Gault&Millau. Un fleuron des saveurs dans ma région de cœur.

Maîtres des lieux depuis 10 ans, Stéphane Décotterd et son épouse Stéphanie m’ont invité à y entrer, m’ont proposé d’y apporter un souffle nouveau, d’en vivifier salles et murs par mon regard sur la nature d’ici, celle aussi que l’on retrouve dans leurs assiettes. De montrer d’où vient leur cuisine 100% locale et éco-responsable, de raconter le panorama quotidien de ces paysans, cueilleurs, pêcheurs, éleveurs et vignerons, ces magnifiques artisans du goût partenaires du Pont de Brent, de donner à voir ces forêts, ces vignes, ce lac, ces paysages sublimes qui nous touchent eux et moi, de sentir les herbes sauvages de notre terroir, de dire notre passion commune. De capter un peu de l’âme de notre Riviera, de la Romandie.

Cette rencontre devait se faire. J’ai tout de suite entendu l’écho de mon obturateur résonner dans les rêves de leurs assiettes. En un enchantement, les lieux se sont habillés pour qu’à la fois le regard et les papilles s’enfuient vers leur quête divine. J’y ai accroché 12 de mes clichés de reportages et panoramiques de la région pour emmener leurs client·e·s aux sources des délices.

La nature vraie s’invite dans les lieux. Y a-t-il encore des murs au Pont de Brent ?

Textes: © Philippe Neyroud

Transhumance – Le silence de l’agneau

Transhumance – Le silence de l’agneau
Entre mi-novembre et mi-mars, pied du Jura. Un cortège de bêtes dans le silence d’hiver en quête d’herbe. Marche, broute, se repose, broute et marche, rythme lent, immuablement. Odeurs de bois, de terre et de bêtes. Odyssée ancestrale. Ode au libre au naturel, relents d’évangile pastoral, racines nomades ?
Transhumance... Interrogation sédentaire d’un aujourd’hui en quête de vrai.

Transhumer ne s’improvise pas. Le pays change, cultures, constructions, circulation. Où est la pâture disponible ? Dans le troupeau les agneaux tardifs de la montagne doivent encore engraisser. Ni brebis portantes ni béliers, les plus belles devant et un grand mâle fait le chef. Le troupeau immobile quelques instants reprend sa marche lente. Regard attentif du berger.
Nicola Toscano, Grison disciple de Luigi le Berger immortalisé par Marcel Imsand et 20 ans de transhumance. Un âne et cinq chiens. Corps court et rude, âme de seigneur. Une vie en forme d’évidence. La passion d’un feu, du froid, de la solitude, du sourire des enfants, d’un rare repas à une table accueillante. De ses chiens, de son troupeau. 500 bêtes et pas une pareille. Il sait comment.
David Bochud se fond dans la masse. Murmure de feuille morte, frôlement laineux. Il guette, il capte. Une brume matinale, un geste sûr, un regard curieux, une interaction, le signal du départ. La procession s’étire et touche au Graal. Des naseaux fument sur l’herbe froide. L’heure du café maintenant.
Les mois passent. Le troupeau diminue peu à peu, les agneaux ont bien engraissé. Nourris à l’herbe de pâture, pas plus. Alors seulement la viande a une saveur unique.
Textes: © Philippe Neyroud